Mes vies d’ordure

Mes vies d’autrui. – tout-à-l’ego dévolu aux idées. Charroi de concepts troubles, d’orgueil barbare. La réalité en face : des trous. Rien qu’un Diogène entonnant une mélopée lugubre, écho à la Mesnie Hellequin. On y entend les loups, les fantômes ; et des voix. Chacune d’elles tente de tirer à soi un souffle. L’asthme c’est moi.

Mes vies d’autrui autrefois commençaient par une chute depuis le plus haut promontoire. Une piscine, un étang, une mer parfois : je me réveillais là, en pleine eau, sans souvenir des temps antérieurs. La vie recommençait, et je devais réapprendre en laissant en arrière, sur une terre quelconque, une énième peau de fortune. Un faux-ami à la mémoire traître ressuscite à l’occasion ces anciens moi sèchement congédiés. Tel Jonas dans le ventre de la baleine, ils attendent le souvenir contendant qui leur fera reprendre vie, et parlent.

Où l’on voit des paquets de nerfs dire d’un coup « je » puis s’écrouler sans autre mot, on me reconnaîtra entre mille. Les mues bien vivaces, les tas d’amertume : j’assèche sans sourciller des êtres-étangs. Il y va de ma fierté de laisser propre. 

 

Oublier/Publier

1. Mon nom

Quand je lis dans les livres les mots de tous les jours, je ne les reconnais plus ; la moindre conjonction échappe dans la lecture à mon entendement.

L’impression que je retire invariablement de cette perte qu’on appelle livre, singulière alexie, est la même que celle que j’éprouvai lorsque, petit enfant, on m’apprit à reconnaître mon nom. On me disait celui-ci : je répondais. On l’écrivait : je n’y étais plus. On crut que je jouais, sûrement ; j’en fus longtemps malheureux.

Depuis lors, secrètement, et jusqu’à l’âge adulte, je n’aspirai qu’à m’écrire un nom ; car je ne reconnaissais pas celui que l’on écrivait pour moi. La fabrication de mon autre nom, nom d’auteur – identique en tout point cependant à mon nom civil –, cette manière d’y insuffler de la littérature, fut l’essentiel de mon activité d’écrivain.  

 

2. Oublier/éblouir

Contre toute attente, de ce nom fabriqué je ne sus me déprendre.  Ce nouveau mot en moi s’arrogeait tous les sens, il me fallut trier, sans que je puisse m’y faire : que garder, qu’effacer ? L’auteur est un autre ; j’y laissais ma peau.

Mais la parade, enfin : le publier fatiguerait sa mémoire. Une fois, puis deux, et toutes les publications suivantes pour que ce nom m’oublie : jusqu’au jour où je pourrai m’en extraire sans qu’il s’en aperçoive, vivant sa propre vie depuis assez longtemps.

3- Publier/oublier

Alphabet à rebours : litanie des lettres du nom que je désapprends, et s’il n’en reste qu’une.

Xavier Gélard

 

 "En voilà un boucan !"

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